La liminalité, ni tout à fait ici ni tout à fait ailleurs, sur le seuil …
C’est en 1990 que ce terme apparaît avec Victor Turner un anthropologue américain, qui prolonge les travaux sur les rites de passage de Van Gennep. Il propose le concept de liminalité dont l’origine vient du nom latin limen ou liminalis qui signifie le seuil, l’entrée. Selon Marcel Calvez « La liminalité désigne cette situation de seuil dans laquelle l’individu flotte dans les interstices de la structure sociale ».
L’effet de seuil et la liminalité :
Le domaine du handicap est au croisement des mythologies, des récits et des croyances religieuses et on peut constater que les personnes handicapées, les invalides, les infirmes, ne sont pas complètement rejetés par la société mais ne sont pas non plus complètement acceptés. Murphy fait le constat que les personnes handicapées sont condamnées à rester dans un entre-deux, ni tout à fait incluses, ni tout à fait rejetées. Leur participation sociale est difficile, ils sont peu, pas ou mal acceptés par les valides, les biens portants.
Le sociologue Alain Blanc par le terme liminalité entend des lieux, des moments et des étapes de la vie individuelle et collective qui se caractérisent par une transition, un changement, pour cela il s’appuie sur Van Gennep qui situe la liminarité comme un moment de rituel. Notons que pour Van Gennep la liminalité et cette situation de seuil n’est que passage d’un état à un autre contrairement à Murphy pour qui cet état est définitif, cet état intermédiaire se cristallise.
La conception de la liminalité de l’anthropologue Charles Gardou (https://www.rfdi.org/wp-content/uploads/2013/06/GARDOU_n14.pdf) se rapproche plus de celle de Murphy en considérant que les personnes handicapées sont dans une éternelle situation de passage vers une société qui ne les attend pas. Ce rituel de passage ne peut pas se faire car pour lui les personnes en situation de handicap dont aucune guérison n’est possible sont vouées à passer leur vie dans un état de suspension sociale, sur le pas de la porte.
La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées vise à ce que les personnes en situation de handicap ne restent plus sur le pas de la porte et fassent partie intégrante de la société sans nier les différences.
Pour que cela puisse être possible il nous faut tous, valides et personnes en situation de handicap changer de regard et déconstruire nos représentations.
Ces représentations sont les images dans lesquelles nous ne voulons pas nous reconnaître, comme l’écrit Stiker, dans son article scientifique : Pour une nouvelle théorie du handicap. La liminalité comme double c’est mettre à nu nos propres imperfections. Ainsi avoir son double à côté de soi, à la fois semblable et différent, c’est ce que Freud appellera : « l’inquiétante l’étrangeté ». Image qui nous fait peur mais nous fascine aussi, d’ailleurs O.Rank dans sa perception de la figure du Double le met en relief en prenant appui dans la littérature.
Le miroir brisé et l’altérité :
Stiker aborde la notion de miroir brisé dans un premier temps avec la notion d’inquiétante étrangeté mise en valeur par Freud pour qui « l’infirmité serait un miroir tendu où se reflètent des puissances qui sont en nous. » Puis Stiker cite Simone Korff-Sausse pour qui le miroir brisé est celle du deuil impossible de l’enfant rêvé. En effet lorsqu’un enfant naît infirme, les parents doivent l’accepter. Ce n’est pas l’enfant qu’ils attendaient mais il est là et provoque chez eux des sentiments ambivalents enfant désiré/enfant rejeté.
Dans son article « L’enfant monstrueux, un fantasme d’adulte ? », la psychanalyste dit « l’enfant handicapé nous tend un miroir qui met à nu nos propres imperfections et reflète une image dans laquelle nous n’avons pas envie de nous reconnaître. Cet enfant-là est marqué ; il est étrange. D’étrange, il peut devenir étranger, voire persécuteur, car il dévoile notre propre étrangeté. »
Ces propos font référence au regard de l’autre, de la société. Simone Korff-Sausse se questionne alors sur le fait que les parents ont du mal à se reconnaitre dans l’image que leur renvoie leur enfant en situation de handicap. Ainsi la question de l’altérité et les différents liens entre le Même et l’Autre vont se poser. Ces liens peuvent être positifs ou négatifs. L’autre, comme le même que moi ou l’autre comme autre que moi, l’étranger, vu parfois même comme la figure du monstre.
Si je vois l’autre comme un monstre alors je l’exclus de la société, je le mets à l’écart car il représente cette part de moi que je ne peux supporter, notre part périssable, notre part de mortalité. Cette image de la personne en situation de handicap est « un obstacle relationnel générateur de préjugés et d’images stigmatisantes », nous dit Marie-Claire Cagnolo dans son article paru en 2009 sur le handicap dans la société.
Mais je peux aussi reconnaître cet autre comme le même que moi et ainsi le réhabiliter car il représente notre sort commun. Cet autre est d’ailleurs vu à partir du siècle des lumières comme un problème social à résoudre et lui assigner un rôle.
Ainsi la question se pose de savoir comment se comporter face à l’autre qui diffère de moi mais qui me renvoie à ce que je pourrais être. Marie-Claire Cagnolo, mais également, Simone Korff-Sausse nous invitent à faire preuve d’empathie, de se mettre à la place de l’autre car cet autre malgré ses différences m’est semblable. Il faut donc mettre en place dans nos sociétés une éducation à l’empathie pour envisager l’autre comme son alter-égo.
Et dans l’école inclusive ?
La loi du 11 février 2005 contribue à réduire voire effacer le seuil où se trouvent les enfants en situation de handicap, à les inclure dans les classes ordinaires, ceci est le prescrit mais qu’en est-il dans la réalité ? Là où l’enfant était jusque-là dans des structures spécialisées, il a maintenant une place légitime à l’école. Et ainsi comme le souligne Jean-Yves Le Capitaine, chef de service public de la Persagotière à Nantes « malgré ces obstacles les enseignants considèrent de plus en plus qu’il est de leur mission d’accueillir ces enfants et les professionnels du secteur médico-social considèrent de plus en plus qu’il est de leur mission d’accompagner cette inclusion, de favoriser leur place dans le droit commun. » Pourtant Roger Salbreux dans l’ouvrage dirigé par Simone Korff-Sausse (2017) dont le titre est Handicap : une identité entre-deux fait le constat que les élèves handicapés demeurent donc bien à la fois inclus et exclus, dans un entre-deux plus qu’inconfortable pour eux comme pour leurs parents.
En effet quand j’interroge mes élèves inscrits dans le dispositif ULIS ils me répondent qu’ils ne sont pas exclus de leur classe de référence mais qu’ils n’en font pas tout à fait partie non plus. Ils soulèvent que leurs camarades de classe de référence mais eux aussi ne font pas toujours les efforts pour se parler et apprendre à se connaître. Ils sont donc entre deux espaces. On peut observer due dans la cour ils restent dans le même endroit, entre eux élèves du dispositif ULIS, comme s’ils ne s’autorisaient pas à aller ailleurs. Ils sont bien entre deux lieux, deux mondes : leur classe de référence et le dispositif, sans réellement appartenir à l’un ou à l’autre.
Dans le premier degré où les inclusions sont moindres que dans le second degré, certainement que dans certains établissements du premier degré les enseignants fonctionnent encore dans l’esprit des CLIS et non des ULIS. Le passage de l’intégration à l’inclusion ne s’est pas totalement fait dans la réalité de terrain. Le problème est le même pour les IME en classe externalisée où les élèves à la récréation restent entre eux car rien n’est prévu / fait pour le vivre ensemble. Tant que l’on raisonnera en termes d’externalisation et de la difficulté de pouvoir leur enseigner, on donne le sentiment, même inconsciemment, qu’ils ont leur place ailleurs. De ce fait ils restent entre eux, se voyant comme des pairs.
Cette ambiguïté vient je pense que dans un même temps on demande à l’école, à la société d’accepter la différence et de la rendre moins visible cela soulève le problème d’appartenir à un groupe.
Ainsi la mise en œuvre de l’école inclusive engage un changement des conceptions et des pratiques tant éducatives que pédagogiques. Il faut tout de même rester vigilants, car comme l’exprime Valérie Barry : « (…) être inclus ne se résume pas à ne pas être exclu. » Il s’agit au contraire d’installer les conditions propices à la prise en compte des singularités des uns et des autres pour permettre aux élèves en situation de handicap de se construire en tant que futur citoyen et vivent des choses communes.
Conclusion
Le domaine du handicap au départ était au croisement des mythologies, des récits et des croyances religieuses puis, avec l’évolution des pensées, la société s’est mise à changer son regard et à donner des moyens pour faire retrouver aux personnes infirmes le chemin de la société sans les catégoriser afin qu’ils puissent retrouver d’eux-mêmes la place qui leur revient.
Le statut du handicap fait évoluer les représentations et c’est notamment avec la loi du 11 février 2005 « sur l’égalité des chances et des droits, la citoyenneté et la participation sociale des personnes handicapées » que l’on va quitter ce seuil et rapprocher le monde des « valides » et celui des « infirmes » pour construire une culture partagée sans nier nos différences afin de penser la société dans sa diversité.
Sandrine LAMOURET, avril 2022
Bibliographie
Stiker, JH. (2007). Pour une nouvelle théorie du handicap: La liminalité comme double. Champ
psychosomatique, 45, 7-23. https://doi.org/10.3917/cpsy.045.0007
Barry, V. (2014). Pratiques inclusives : quels savoirs professionnels pour prévenir l’exclusion dans le domaine de l’éducation ? La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 65, 55-68.